Ils ont entre 54 et 62 ans et se disent que "c'est trop tard" pour apprendre à lire et à écrire. Commis de cuisine dans un hôtel 4 étoiles parisien, quatre salariés maliens illettrés ont passé de vingt-cinq à trente-trois années chez le même employeur, "sans jamais avoir reçu de formation", affirment-ils. Et maintenant, "nos cerveaux sont endormis, disent-ils. Commis de cuisine tu es embauché, commis de cuisine tu restes". Ce qu'ils veulent, c'est "des sous pour rattraper le retard", pour réparer leur absence d'évolution.
Soutenus par la CGT, ils ont porté l'affaire en justice. La Cour de cassation leur a donné raison dans son arrêt du 2 mars. Elle a condamné leur employeur, l'hôtel Concorde Lafayette, à Paris (groupe Louvre Hôtels), où ils travaillent toujours : "Le fait que les salariés n'avaient bénéficié d'aucune formation professionnelle continue pendant toute la durée de leur emploi établit un manquement de l'employeur à son obligation de veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi, entraînant pour les intéressés un préjudice", précise l'arrêt. La cour d'appel de Versailles devra fixer le montant des dommages et intérêts.
Dans cet arrêt, l'expression importante, c'est "occuper un emploi", souligne leur avocat, Cédric Uzan-Sarano : "L'entreprise ne peut pas se contenter d'avancer que le salarié est adapté à son poste de travail et qu'il n'est donc pas nécessaire de le former, explique-t-il. Cette situation ne la dispense pas de veiller à ce que le salarié puisse occuper un emploi, c'est-à-dire le sien ou un autre", plus qualifié, dans l'entreprise ou bien dans une autre. Cette obligation est inscrite dans l'article L. 6321-1 du code du travail. Lequel précise que l'employeur peut proposer, entre autres, des formations qui participent "à la lutte contre l'illettrisme".
Ils auraient pourtant bien voulu progresser, devenir cuisinier ou serveur. "On connaît tout le travail, on forme même les nouveaux cuisiniers, par exemple, à l'utilisation de la machine à couper les courgettes", souligne l'un de ces quatre salariés, Mallet Magassa, 56 ans, embauché en 1984. "On peut ouvrir jusqu'à 1 500 huîtres par jour à nous quatre, sans avoir été formés ni sans avoir le salaire qui va avec", ajoute-t-il. "Normalement, explique Moussa Kanouté, 62 ans, un garçon de cuisine est formé pour devenir ensuite cuisinier. Pas nous."
Pendant toutes ces années, ils ont pris leur service à 7 heures pour le finir à 15 heures. Entre-temps, ils auront rangé les marchandises livrées, épluché les légumes, nettoyé les frigos, balayé le sol, préparé parfois un millier de petits déjeuners, etc. "Ce qui nous a manqué pour évoluer, c'est la langue française", estime Mody Soumaré, 54 ans, le seul qui sait "un peu lire". Résidant en foyers depuis toujours, ils gagnent 1 200 euros net par mois, dont le tiers ou la moitié est envoyé à leurs familles restées au Mali.
Travailler plus tard
Quand la cour d'appel a été saisie, la direction - qui n'a pas souhaité répondre à nos questions - a "commencé à proposer des stages d'alphabétisation", indique Claude Lévy, délégué syndical central (DSC) CGT de Louvre Hôtels et défenseur des quatre salariés devant la cour d'appel de Paris, qui les avait déboutés. M. Magassa a suivi 50 heures de formation sur six mois, après le travail. Ce qu'il lui en reste ? Il sait dire son numéro de téléphone, peut épeler l'alphabet jusqu'à la lettre J... "J'aurais pu apprendre plus mais la formation s'est arrêtée", regrette-t-il. "Elle a cessé parce que les salariés ne pouvaient pas toujours y participer, explique Diarra Sissoko, DSC CGT de l'unité économique et sociale Louvre Hôtels. Quand il y avait un banquet, on leur demandait de rester travailler plus tard, même s'il y avait la formation."
Depuis deux ans, précise M. Sissoko, la direction propose des formations d'alphabétisation à temps plein. Cinq plongeurs y ont participé. "L'action judiciaire aura au moins servi à cela, se félicite M. Lévy. La direction prend enfin en compte les besoins en formation des moins qualifiés, ce que nous demandions depuis longtemps."
Francine Aizicovici
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